samedi 10 juin 2023

Centenaire de la mort de Pierre Loti : histoire méconnue du café Pierre Loti d'Istanbul

Cet article est paru pour la première fois dans le journal Aujourd'hui la Turquie ALT 207




Aller boire un pot au Café Pierre Loti en contemplant le panorama sur la Corne d’Or fait partie des musts d’Istanbul, surtout au printemps, où les touristes nostalgiques cherchent à retrouver les souvenirs de l’écrivain dans la petite demeure de bois patiné, entourée de terrasses et communiquant avec une deuxième maison envahie de glycines… Mais contrairement à ce que l’on a souvent entendu dire, l’actuel Café Pierre Loti n’est pas un lieu où Loti a habité, c’était déjà, à son époque, un café où il avait l’habitude de se rendre pour fumer le narguilé au coucher du soleil.

Café Pierre Loti en 1934 

Le café aujourd'hui

En effet, en ce qui concerne les habitations de Pierre Loti, on peut rappeler que l’écrivain a séjourné sept fois à Istanbul et qu’une géographie différente est attachée à chacune de ses venues. Dans le roman Aziyadé, fruit de son premier voyage à partir de 1876, Loti affirme qu’il a loué, sous le nom d’Arif Effendi, une maison de bois à Hasköy, puis à Eyüp, et qu’il y  voit « à droite, la Corne d’Or, sillonnée par des milliers de caïques dorés », ce qui a conduit certains à identifier sa demeure à la bâtisse de l’actuel café. Or, lors de son second voyage, dix ans plus tard, Loti constate que sa maison d’Hasköy a été détruite ; et en ce qui concerne celle d’Eyüp, personne n’a pu en déterminer l’emplacement exact, en dépit des tentatives de reconstitution menées par les spécialistes à partir des itinéraires de Loti et de ses descriptions de l’environnement.  Il faut dire que le vrai littéraire est parfois très éloigné de la réalité… 


On connaît aussi à Divan Yolu une « maison de Pierre Loti », celle qu’il a louée lors de son sixième passage, en 1910, mais on ignore la localisation de celle qu’il a occupée lors de son séjour de 1913, à Fatih, non loin de la mosquée du Sultan Selim, même si l’écrivain Süleyman Nazif y est allé lui rendre visite. Quant au café qui porte son nom, il semble que l’écrivain l’ait surtout fréquenté en 1894, et surtout de 1903 à 1906, où il y passe de longues heures sur les brouillons de son roman Les Désenchantées.


En réalité, l’histoire du mythique Café Pierre Loti est aussi romanesque que les écrits du célèbre auteur turcophile !

Au XVIIIe siècle, surnommé « le café de la dame », il aurait d’abord été tenu par une femme du nom de « Rabia », puis, à partir de 1880, aurait eu comme propriétaire le gardien du quartier, Ragip Aga ; après, différents propriétaires l’ont tenu jusqu’aux années 1950, où des mésententes entre les gérants le font péricliter et presque abandonner.

Le café en 1910


C’est alors qu’intervient une femme hors du commun, Sabiha Tansuğ, passionnée par le passé, qui sera ensuite connue pour son extraordinaire collection de costumes féminins et de coiffes ottomanes, dont elle fera un musée, et dont m’a parlé Ferhat Bey, qui gère le café depuis trente-six ans. Sabiha Tansuğ raconte en 1995, dans une interview accordée au journal Cumhuriyet, comment elle a ressuscité le café Pierre Loti ! En voyage à Vienne en 1963, elle ne cesse de s’extasier sur les fameux cafés traditionnels qui ont constitué, depuis le XIXe siècle, un des attraits de la ville autrichienne. Et sous le charme de la découverte, elle souhaiterait en créer un semblable à Istanbul. Mais comment ? 

Le destin va vite lui apporter la réponse à sa question, car un jour de 1964, elle gravit, à travers le vieux cimetière ottoman, le chemin qui monte au Café Pierre Loti et découvre l’endroit presque en ruines. 


Aussitôt, sa décision est prise ! Elle loue le bâtiment et va consacrer toute son énergie à la reconstruction du lieu. Elle embauche deux menuisiers spécialistes de la restauration des demeures anciennes, fait refaire les entourages de fenêtres et les moucharabiehs, les plafonds, les vitres colorées. Puis, elle se procure du mobilier d’époque au Grand Bazar, fait disposer un divan, aménage un réchaud à l’ancienne pour préparer le café de façon traditionnelle sur les braises. Enfin,  elle se lance dans la collecte de livres, photographies et souvenirs de l’écrivain pour décorer les pièces. 



Elle fait même confectionner un buste de Pierre Loti qui sera volé par la suite. Les garçons et serveuses en costume, l’exceptionnel panorama, le café servi dans des tasses raffinées, tout contribue au succès du lieu qui devient alors un des incontournables du tourisme stambouliote ! A cette époque, certains surnomment même le café, « Musée Pierre Loti ». On y tourne des films, des gens célèbres s’y rendent. 


Le café changera encore de direction, mais en dépit des années, il a conservé intact son charme ; pour l’apprécier, mieux vaut s’y rendre en semaine, en montant le chemin romantique tracé entre les anciennes tombes aux cippes ouvragées, derrière la mosquée d’Eyüp, car la construction du téléphérique permettant d’y accéder facilement le transforme, le week-end, en bruyante kermesse…



Mais au fait, pourquoi les Turcs ont-ils éprouvé le besoin d’immortaliser en ce lieu le nom de l’écrivain français ? En réalité, la reconnaissance qui lui est manifestée n’est pas due à ses écrits littéraires mais plutôt à son engagement aux côtés de la Turquie lors des jours sombres de l’histoire du pays. 


En effet,  en janvier 1913, suite aux deux guerres balkaniques, Pierre Loti fait paraître La Turquie agonisante, qui dénonce la coalition des Européens contre l’Empire ottoman.  C’est donc pour le remercier de sa fidélité que le sultan et le grand vizir le reçoivent en visite officielle, du 15 août au 17 septembre 1913. Loti est acclamé par la foule. Les habitants de Kandilli, village du « yali » des Ostrorog, où loge le grand romancier, organisent en son honneur une fête culminant dans une promenade nocturne en caïque, avec une escorte de centaines de bateaux. Par la suite, après la Première Guerre mondiale, Loti est le seul à faire de la partition de l’Empire ottoman un des principaux sujets de son œuvre, avec les livres Les Alliés qu’il nous faudrait (1919) et La Mort de notre chère France en Orient (1920). 


Caricature de Pierre Loti

Le fait qu’il se soit dressé « seul contre tous », quitte, parfois, à devenir la risée de ses compatriotes, ou même de détracteurs en Turquie, a suscité la gratitude d’une partie des Turcs. L’engagement de Loti a donc, en partie, fait oublier le romancier, pour privilégier le politique. En 1920, des admirateurs organisent en son honneur une conférence à l’Université d’Istanbul, on le nomme « citoyen d’honneur » de la ville et on pose sur la façade de sa maison de Divan Yolu,  une inscription gravée dans le marbre : « Pierre Loti, de l’Académie française, le noble et fidèle ami des Turcs dans leurs jours de prospérité ou de malheur, a habité cette maison en 1910 ».


C’est pourquoi, en 1921, bien qu’il n’apprécie pas beaucoup Loti comme écrivain, Atatürk lui écrit une lettre de remerciements, lui fait offrir un tapis et l’invite à venir comme « ami des Turcs ». Mais Loti, très malade, ne reverra plus jamais la  Turquie. Le 23 janvier 1922, le préfet de Constantinople inaugure, à Sultanahmet, la rue « Piyer Loti » et la colline du café portera désormais le nom du célèbre écrivain. Un journal français rapporte, des années plus tard, ce commentaire de Loti peu avant sa mort : « Le Café Pierre Loti, c’est mon plus beau titre de gloire, avec la plaque que l’on a posée, en ville, sur la maison que j’ai habitée…»




dimanche 2 avril 2023

Sabahattin Ali, auteur du best-seller de la Turquie

 Article publié dans le mensuel Aujourd'hui la Turquie d'avril 2023, numéro 217, page 9  

Aujourd'hui la Turquie 217

C’est le 2 avril 1948 que disparut le célèbre romancier, poète et journaliste turc, Sabahattin Ali, sauvagement assassiné au bord d’une route, dans des circonstances mystérieuses, à Kırklareli. Cette mort ne fit que confirmer le destin tragique de l’auteur, éternel incompris : emprisonné pour « propagande communiste », renvoyé de son poste de professeur d’allemand, déchu de son statut de fonctionnaire, condamné à quatorze mois de prison pour des poèmes satiriques et envoyé à la prison de Sinop, qui conserve aujourd’hui sa cellule transformée en musée ; vilipendé par la droite nationaliste pour sa description du spleen des intellectuels dans son roman,  Le Diable qui est en nous ; discrédité par la gauche qui lui reprochait son mode de vie bourgeois ;  finalement jugé sous le chef d’accusation de « traître à la patrie » et encore incarcéré deux fois pour les articles de ses revues… 


Pourtant, les ennuis politiques de ce grand écrivain, l’une des figures majeures de l’époque de la République, n’ont pas réussi à lui enlever la faveur des lecteurs : car il est l’auteur d’un chef-d’œuvre traduit en de nombreuses langues qui, 80 ans après sa parution en 1943, est encore le best-seller incontesté de la Turquie et figure parmi les ouvrages les plus empruntés des bibliothèques : La Madone au manteau de fourrure (Kürk Mantolu Madonna).


Que raconte ce livre ? Rasim, qui commence à travailler dans une entreprise, est placé dans le même bureau que Raif Efendi, le traducteur d’allemand, un homme taciturne et secret, qui semble emprisonné dans ses manies et dénué de toute fantaisie. Mais un jour où Rasim va rendre visite à son collègue tombé malade, ce dernier, pensant qu’il va mourir,  lui demande en secret de brûler le cahier caché dans son tiroir au bureau. Rasim le supplie alors de le lui laisser pour une seule nuit et de retour chez lui, se plonge dans la lecture. Et c’est avec stupeur qu’il découvre le journal intime de Raif Efendi écrit en 1933, alors qu’il était un jeune homme de 24 ans, dépressif, timide et rêveur, ne trouvant son bonheur que dans la lecture. Finalement, son père, qui possédait une fabrique de savons, décide de l’envoyer en stage en Allemagne pour y apprendre la confection des savons parfumés. Raif commence sans conviction son apprentissage à Berlin mais le délaisse peu à peu, préférant se promener dans les parcs et les galeries d’art. Jusqu’au jour où il tombe en extase devant le portrait d’une femme en manteau de fourrure où figure, dans le bas du tableau, la mention : « Maria Puder, autoportrait ». Toute sa vie va en être bouleversée, au point qu’il se rend chaque jour à la galerie pour contempler le tableau. Puis, un soir, croyant reconnaître la femme du portrait dans la rue, il la suit et découvre qu’elle est chanteuse dans un cabaret. Finalement, elle vient s’asseoir à sa table et lui révèle qu’elle n’est autre que Maria Puder. C’est le début d’une passion réciproque, qui se poursuit jusqu’au jour où un télégramme apprend à Raif Efendi que son père est décédé et qu’il doit rentrer d’urgence en Turquie. Le roman comporte donc deux récits successifs à la première personne : celui de Rasim, qui, dans son nouveau travail, est intrigué par la personnalité du traducteur et celui de Raif Efendi, qui raconte son histoire d’amour avec Maria Puder.


Je n’en dirai pas davantage mais outre la passion amoureuse, le roman peint un héros masculin en décalage avec son entourage, souffrant de solitude et d’absence de communication. Un des thèmes essentiels du livre est le préjugé qui nous fait interpréter faussement une situation ou les jugements erronés que nous portons sur le monde intérieur des autres personnes. Quoi qu’il en soit, cette œuvre intemporelle continue à envoûter les lecteurs qui peuvent tous y trouver un écho dans leur propre vie… En 2021, la mairie d’Edremit a inauguré,  dans la maison où le célèbre écrivain a passé sa jeunesse, la « maison du souvenir » de Sabahattin Ali,  qui expose des documents et objets personnels offerts par la fille de l’auteur. Et à peine le musée a-t-il ouvert qu’il attire des foules de lecteurs passionnés. Quant à Sabahattin Ali, auteur de trois romans mais aussi d’essais et surtout de poèmes mis en musique et interprétés par les plus grands chanteurs turcs, son destin est emblématique de celui de nombreux écrivains ou artistes. Persécuté de son vivant, aurait-il pu imaginer que la postérité lui rendrait un aussi merveilleux hommage et lui manifesterait tant d’amour ?

 


samedi 10 décembre 2022

Annie Ernaux : discours du Nobel, texte intégral

Discours publié par la Fondation Nobel le 7 décembre 2022 :
Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ?  » – mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.



Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. J’écrirai pour venger ma race. Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. »* J’avais vingt-deux ans. J’étais étudiante en Lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’Ecole avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire.
En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.


Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse, me les rendaient encore plus désirables. « Don Quichotte », « Voyages de Gulliver », « Jane Eyre », contes de Grimm et d’Andersen, « David Copperfield », « Autant en emporte le vent », plus tard « les Misérables », « les Raisins de la colère », « la Nausée », « l’Etranger » : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’Ecole, qui déterminait mes lectures.
 
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
 
 Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans « le Procès » de Kafka sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.


 
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes vingt ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Ecrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.

  

 
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus, « Entre oui et non ». De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venue, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.
 
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’Etat français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.

 
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores, ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité, allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
 
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des « Confessions » : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »

 
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…) mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte, ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. »* Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » – elles ne peuvent être lues de la même façon, que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce Je soit en somme transpersonnel.



  C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
 
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus archaïque. Ecrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a dans le monde, y compris dans les sphères intellectuelles occidentales, des hommes pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal d’espérance pour toutes les écrivaines.



Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais aussi collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
 
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres, accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation.
 
Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir d’extrême vigilance.



En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
 
Si je me retourne sur la promesse faite à vingt ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.